Comme mes
collègues l'ont déjà à peu près tou·te·s souligné, il est difficile de
limiter ses choix de l'année à dix livres... Surtout quand on est une
nouvelle recrue et que l'on a passé les derniers mois à entasser
avidement des ouvrages chez soi sans avoir pu en lire le tiers, tout en
étant certaine qu'ils méritaient leur place ici.
Les ouvrages qui m'ont le plus marquée ces derniers temps ont deux points communs ; ils portent sur l'actualité et prennent le temps de se poser les bonnes questions, au lieu de choisir le confort de la simplification face à des situations complexes. J'en recommande trois en particulier :
Les ouvrages qui m'ont le plus marquée ces derniers temps ont deux points communs ; ils portent sur l'actualité et prennent le temps de se poser les bonnes questions, au lieu de choisir le confort de la simplification face à des situations complexes. J'en recommande trois en particulier :
En 2010, Sarah Glidden a suivi deux journalistes du collectif The Seattle Globalist
à travers le Moyen-Orient pendant deux mois, avec pour objectif de
comprendre l'essence de leur travail. Qu'est-ce que le journalisme ? Où
commence-t-il, où s'arrête-t-il ? À quoi sert-il ? Son questionnement
est d'autant plus intéressant que le Globalist se cherche encore ;
Sarah et Alex varient les méthodes et se retrouvent souvent dans des
situations qui les poussent à redéfinir leur rôle, leur positionnement
par rapport aux sujets traités. Difficile de poursuivre un entretien
avec professionnalisme quand un ami d'enfance et ancien soldat américain
s'obstine à ne donner que des réponses partielles au sujet de ses
expériences sur le terrain, ou encore quand une réfugiée irakienne vous
demande ce que vous y avez gagné au juste lorsque votre pays a envahi le
sien. Pas évident non plus de trouver l'équilibre entre ce qu'il est
nécessaire que le public sache et ce qu'il veut savoir : une fois un
reportage terminé, il faut savoir lui donner une visibilité sans tomber
dans le sensationnalisme...
C'est un délice de retrouver
les très belles aquarelles de Glidden, et impressionnant de constater
que sa voix a pris autant de complexité. On devine tout le chemin
parcouru depuis How to understand Israel in 60 days or less !
Le centre du monde, Emmanuelle Walter (Lux)
De
son côté, c'est le député cri Romeo Saganash qu'Emmanuelle Walter a
accompagné dans toute la Baie-James québécoise, au cours d'un road-trip
qui les a emmenés d'une communauté à l'autre. À la fois un portrait de
Saganash, de la circonscription qu'il parcourt et de ses habitant·e·s, le
récit de ce voyage est croisé avec des sources documentaires diverses,
toutes plus passionnantes les unes que les autres. C'est une excellente
introduction à des enjeux sociaux et environnementaux sur lesquels j'en
savais bien trop peu et que je ne savais pas par où aborder. Bien sûr,
c'est un livre qui m'a mise en colère à bien des égards, car il décrit
l'exploitation abusive des ressources naturelles de cet immense
territoire, aux dépens des communautés autochtones. Mais l'ouvrage n'est
pas exempt de nuances, ni d'optimisme. On perçoit une volonté d'avancer
de manière constructive et inédite, malgré les tensions toujours
présentes et malgré la grande diversité des intérêts à défendre. Une
lecture rapide, mais qui ne cache pas la multiplicité des enjeux de ce
territoire et nous lance sur de nombreuses pistes pour aller plus loin.
Le
troisième voyage de cette liste, le plus médiatisé, le plus rude :
traverser la Méditerranée pour demander l'asile en Europe. C'est ce que
tente le groupe de Syriens qu'accompagnent le journaliste allemand
Wolfgang Bauer et le photographe tchèque Stanislav Krupař.
La mort qui plane sur les bateaux surchargés, on l'évoque si souvent qu'elle semble détachée du reste. Ce n'est pourtant qu'une fraction du voyage. Ici, on nous raconte la réflexion qui précède la décision de traverser la mer, l'inquiétude des proches qu'on laisse derrière soi, l'attente interminable dans des appartements vides et le coup de fil qui annule tout, les échecs qui s'enchaînent, amenuisant les ressources et les espoirs investis dans le périple, le renversement des repères, la corruption des gardes-côtes, les solutions de plus en plus insensées que proposent les passeurs et que l'on finit par accepter à défaut d'avoir le choix... Les réfugiés, et avec eux, Bauer, se retrouvent face à des lois qui ne tiennent pas compte des réalités humaines : loin de les dissuader de prendre des risques, elles les poussent à toujours plus s'exposer. On est bien loin des représentations qui reprochent à l'ensemble de ces personnes, comme à une masse uniforme, les tragédies que nous vivons, alors que ces tragédies ne représentent qu'un échantillon de ce qu'elles fuient.
À la lecture de cet ouvrage, on ne peut qu'être frappé par la violence avec laquelle les frontières retiennent des humains qui risquent leur vie pour les franchir, alors que le passeport d'un pays qu'il n'est nul besoin de fuir nous autorise, voire nous encourage, à oublier l'existence de ces mêmes frontières.
La mort qui plane sur les bateaux surchargés, on l'évoque si souvent qu'elle semble détachée du reste. Ce n'est pourtant qu'une fraction du voyage. Ici, on nous raconte la réflexion qui précède la décision de traverser la mer, l'inquiétude des proches qu'on laisse derrière soi, l'attente interminable dans des appartements vides et le coup de fil qui annule tout, les échecs qui s'enchaînent, amenuisant les ressources et les espoirs investis dans le périple, le renversement des repères, la corruption des gardes-côtes, les solutions de plus en plus insensées que proposent les passeurs et que l'on finit par accepter à défaut d'avoir le choix... Les réfugiés, et avec eux, Bauer, se retrouvent face à des lois qui ne tiennent pas compte des réalités humaines : loin de les dissuader de prendre des risques, elles les poussent à toujours plus s'exposer. On est bien loin des représentations qui reprochent à l'ensemble de ces personnes, comme à une masse uniforme, les tragédies que nous vivons, alors que ces tragédies ne représentent qu'un échantillon de ce qu'elles fuient.
À la lecture de cet ouvrage, on ne peut qu'être frappé par la violence avec laquelle les frontières retiennent des humains qui risquent leur vie pour les franchir, alors que le passeport d'un pays qu'il n'est nul besoin de fuir nous autorise, voire nous encourage, à oublier l'existence de ces mêmes frontières.
Côté
fiction, je n'ai pas eu de vrai coup de cœur pour des romans récents,
mais l'année 2016 a été généreuse en bandes dessinées de qualité !
Je
ne saurai jamais dire suffisamment mon attachement pour cette famille
de trolls constamment tiraillés entre leur sens moral et leur égoïsme,
entre leur volonté de se fondre docilement dans la masse et leur besoin
irrépressible de fantaisie... Comment ne pas s'identifier à eux, comment
ne pas être tenté de se réfugier dans leur monde quand le nôtre va si
mal ? J'aurais pu parler de n'importe quel livre des Moomins, mais
celui-ci, en plus d'avoir l'excuse d'être le plus récent à être publié
dans ce format, est l'un des tous premiers épisodes du comic strip
et c'est celui qui nous introduit à Moominpappa et Moominmamma, alors
qu'au hasard d'une promenade en barque, ils retrouvent Moomin, leur fils
qu'ils croyaient perdu depuis des années. Je le trouve particulièrement
représentatif de leur univers intemporel, plein de mélancolie et
d'humour absurde.
Quoi de plus normal qu'infliger la vie ?, Oriane Lassus (la mauvaise tête / Arbitraire)
Enfin quelqu'un qui décrit son malaise vis-à-vis des pressions exercées sur les femmes pour qu'elle portent des enfants, sans s'autocensurer ni imposer ses opinions : qu'est-ce que ça fait du bien ! Le tout avec un sens du détail remarquable et un style visuel qui m'a beaucoup plu. Le parallèle omniprésent entre injonction à procréer et consumérisme est à la fois hilarant et désespérant par sa justesse.
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire, Roxane Desjardins (Les Herbes Rouges)
Un récit à la première personne sur cet entre-deux émotionnel qu'est l'adolescence : la démarche aurait pu être banale, mais à aucun moment l'ouvrage ne sonne faux. C'est un récit, mais c'est aussi un long poème en construction, un journal intime, une bande dessinée sans images, une expérience tour à tour familière et déconcertante. On s'y réconcilie avec le grand vide jamais oublié de l'adolescence, peu importe depuis combien de temps on a eu quinze ans. La narratrice met en mots la difficulté à se trouver une place, affronte peu à peu sa peur de l'échec, lutte contre la tentation de la mort, contre des comparaisons qui lui donnent le vertige et manquent d'anéantir ses débuts littéraires. Et nous ouvre grand les portes vers d'autres univers poétiques québécois.
Un récit à la première personne sur cet entre-deux émotionnel qu'est l'adolescence : la démarche aurait pu être banale, mais à aucun moment l'ouvrage ne sonne faux. C'est un récit, mais c'est aussi un long poème en construction, un journal intime, une bande dessinée sans images, une expérience tour à tour familière et déconcertante. On s'y réconcilie avec le grand vide jamais oublié de l'adolescence, peu importe depuis combien de temps on a eu quinze ans. La narratrice met en mots la difficulté à se trouver une place, affronte peu à peu sa peur de l'échec, lutte contre la tentation de la mort, contre des comparaisons qui lui donnent le vertige et manquent d'anéantir ses débuts littéraires. Et nous ouvre grand les portes vers d'autres univers poétiques québécois.
Porté par un dessin au crayon à papier, inachevé et infusé de
nostalgie, et par un très beau sens de la mise en page, ce n'est pas un
livre qui se résume. C'est une mosaïque d'instants, de morceaux capturés,
comme issus de souvenirs, vécus ou imaginés. Aidan Koch décrit
admirablement les émotions liées à une image du passé ou du
subconscient. L'ambiance d'un lieu à un moment précis. Le résonnement, longtemps après, de paroles qui n'ont été prononcées une seule
fois. Les détails visuels qui repassent en boucle jusqu'à se vider de
tout leur sens.
Hot Dog Taste Test, Lisa Hanawalt (Drawn and Quarterly)
Parce
que ce livre contient, entre autres, des loutres irrésistibles, des
toucans en bikini, des cabanes à menstruation, des poteries grotesques,
des questions existentielles sur le petit-déjeuner et des buffets à
volonté. Parce qu'il est garanti sans jus détox et sans régime. Parce
que c'est Lisa Hanawalt. Franchement, je ne vois pas ce que je pourrais
dire de plus ?
Commando culotte, Mirion Malle (Ankama)
Si
elle montre que les représentations des genres dans les productions
audiovisuelles se diversifient, s'améliorent sur certains points, Mirion
Malle met également en valeur ces stéréotypes tenaces que les séries et
les films les plus populaires perpétuent, parfois même sans qu'on s'en aperçoive. À
l'aide d'une structure bien définie, alternant les concepts et les
analyses d'exemples audiovisuels, son avatar joufflu (qui vaut le voyage
à lui tout seul) établit un lien très habile entre les écrans et la «
vraie vie ». A noter : on y explore les tropes féminins, mais aussi
masculins et trans* (beaucoup plus rares en études médiatiques !). Un
livre très pédagogique, idéal comme entrée en matière pour toute
personne qui souhaite s’intéresser à la relation qu'ont les médias au
genre – et nous aux médias.
Les
sentiments du prince Charles, Liv Strömquist (rackham) (c'est une réédition, donc
techniquement, la version dont je parle ici est sortie en 2016. Si ça
ne suffit pas à vous convaincre de sa fraîcheur et du bien-fondé de sa
présence ici, je vous renvoie au dernier ouvrage de Liv Strömquist, L'origine du monde, qui date vraiment de 2016 et fait d'ailleurs partie des meilleures lectures de Julie !)
Avec
un humour et une érudition en matière de culture pop qui m'ont beaucoup
rappelé Mirion Malle, Liv Strömquist analyse les relations amoureuses
telles que nos sociétés les ont façonnées. Partant d'exemples qui vont
du scandale de tabloïd à la biographie d'un scientifique renommé, elle
nous montre, armée d'une logique désarmante, à quel point les modèles de
relations hétéronormés et monogames qui prédominent dans nos sociétés
peuvent être bancals, voire complètement malsains. Elle balance vérité
difficile sur vérité difficile tout en restant terriblement drôle. Une
révélation.
Pour plus de suggestions, je vous encourage fortement à faire le tour de nos tops 10 de 2016 :